Everyone is an Artist       Life as Art       Radical Art Homepage       

Maurice Maeterlinck: "Nous sommes des dieux qui s'ignorent."

 

Ils ne sont pas nombreux ceux qui nous montrèrent que l'homme est plus grand et plus profond que l'homme, et qui parvinrent à fixer ainsi quelques-unes des allusions éternelles que nous rencontrons à chaque instant par la vie, dans un geste, dans un signe, dans un regard, dans une parole, dans un silence et dans les événements qui nous entourent. La science de la grandeur humaine est la plus étrange des sciences. Nul d'entre les hommes ne l'ignore; mais presque tous ne savent pas qu'ils la possèdent. [p. 121]


Il ya dans cette chambre cinq ou six êtres qui parlent de la pluie et du beau temps; mais au-dessus de cette conversation misérable, six âmes ont un entretien dont nulle sagesse humaine ne pourrait approcher sans danger; et bien qu'elles parlent à travers leurs regards, leurs mains, leur visage et toute leur présence, ils ignoreront toujours ce qu'elles ont dit. [pp. 123/124]


Je vais voir aujourd'hui un ami que je n'ai jamais vu, mais je connais son œuvre et je sais que son âme est extraordinaire et qu'il a passé sa vie à la manifester aussi exactement que possible selon les devoirs des intelligences supérieures. Je suis plein d'inquiétudes, et c'est une heure solennelle. Il entre; et toutes les explications qu'il nous a données durant un grand nombre d'années tombent en poussière au mouvement de la porte qui s'ouvre sur sa présence. Il n'est pas ce qu'il croît être. Il est d'une autre nature que ses pensées. Une fois de plus nous constatons que les émissaires de l'esprit sont toujours infidèles. Il a dit sur son âme des choses très profondes; mais en ce petit instant qui sépare le regard qui s'arrête du regard qui s'éloigne, j'ai appris tout ce qu'il ne pourra jamais dire et tout ce qu'il ne pourra jamais faire vivre en son esprit. Il m'appartient désormais sans retour. Autrefois nous étions unis par la pensée. Aujourd'hui, une chose mille et mille fois plus mystérieuse que la pensée nous livre l'un à l'autre. Il ya des années et des années que nous attendions ce moment; et voila que nous sentons que tout et inutile, et, pour ne pas avoir peur du silence, nous qui nous étions préparés à nous montrer des trésors secrets et prodigieux, nous nous entretenons de l'heure qui sonne ou du soleil qui couche, afin de donner à nos âmes le temps de s'admirer et de s'éteindre dans une autre silence que le murmure des lèvres et de la pensée ne pourra pas troubler ... [pp. 124-126]


Au fond, nous ne vivons que d'âme à âme et nous sommes des dieux qui s'ignorent. S'il m'est impossible ce soir de supporter ma solitude, et si je descends parmi les hommes, ils me diront que l'orage vient d'abattre leurs poires ou que les dernières gelées ont fermé le port. Est-ce pour cela que je suis venu? Et cependant. je m'en irai tantôt, l'âme aussi satisfaite et aussi pleine de force et de trésors nouveaux que si j'avais passé ces heures avec Platon, Socrate et Marc-Aurèle. Ce que disait leur bouche ne s'entendait pas à côté de ce que proclamait leur présence, et il est impossible à l'homme de n'être pas grand et admirable. Ce que pense la pensée n'a aucune importance à côté de la vérité que nous sommes et qui s'affirme en silence. [p. 126]


L' homme est avide d'explications. Il faut qu'on lui montre sa vie. Il se réjouit lorsqu'il trouve quelque part l'interprétation exacte d'un petit geste qu'il a fait il y a vingt-cinq ans. [p. 136]

 

 

Maurice Maeterlinck: Le Trésor des Humbles. Ch. VII. Emerson.
Paris: Mercure de France, 1896. [54th edition, 1908.]